Petit exercice d’admiration
Christian Estèbe
Récit – Finitude – novembre 2006
13,50 €
Peu de récits contemporains donnent l’occasion d’évoquer deux auteurs à la fois tant il est vrai, et de plus en plus peut-être, que nos porteurs de plume aiment à mettre en phrases leurs petites affaires pour, supposent-ils, notre plus grand profit. De ce point de vue, Petit exercice d’admiration est une remarquable anomalie, car si Christian Estèbe est tout entier dans son livre, c’est pour mieux parler d’un autre (Marc Bernard) et surtout… de nous.
Il est des cœurs qui battent par les livres, pour les livres, dans les livres. Bien sûr aussi, ils ont un corps et une vie prosaïque, leur lot de tracas et de contingences. Mais c’est à croire que pour eux, le présent n’existe qu’afin d’illustrer les lectures passées et de nourrir les textes à venir. Christian Estèbe est de ces âmes-là : funambule sur la corde des Lettres. Surtout n’allez pas l’envier, ou croire que c’est là une vie de rêve ! Subsister avec le livre, c’est avaler au mieux une couleuvre par jour. Vivre dans les livres, c’est s’exposer à la vindicte jalouse des siens. Exister par les livres, c’est prendre le risque d’être aussi facile à froisser ou à déchirer qu’une page…
Ainsi vit le narrateur de Petit exercice… Il gagne sa croûte en vendant des livres dans la camionnette bleue de sa libraire itinérante. Mais aussi il en écrit un (celui que le lecteur tient entre les mains) et surtout chaque pas, chaque regard, chaque émotion est prétexte à feuilleter les pages d’une bibliothèque intime.
Écorché par une rupture amoureuse récente, il redécouvre un récit, publié en 1972 par Gallimard : La Mort de la bien-aimée, d’un certain Marc Bernard qui eut son heure de gloire, exactement trente ans plus tôt, en décrochant le prix Goncourt avec son cinquième roman, Pareil à des enfants… L’écrivain, mort en 1983, peu connu des lecteurs pressés d’aujourd’hui, faisait partie de ces libertaires indociles qui portaient haut le verbe de la révolte, l’un de ces auteurs prolétariens qui n’ont cessé de croire que, de l’éducation du peuple, germerait une littérature authentique. La tribu des Henri Poulaille, Eugène Dabit, Victor Serge, Constant Malva, Édouard Plisson…
Le narrateur avait certes eu en main, déjà, cette Mort de la bien-aimée. Mais soudain, les lignes retrouvées font écho à sa propre histoire. C’est idiot : la Else que célèbre Marc Bernard est morte après trente ans de complicité amoureuse et conjugale. « Sa » Rebecca est, elle, bien vivante, quoique hors de portée. C’est idiot, mais c’est comme ça. Possédé alors par un irrépressible besoin de marcher dans les pas de cet amour que décrit Marc Bernard, le narrateur va chercher les traces de l’écrivain nîmois et la fulgurante Else. Sur le pavé de Saint-Germain-des-Prés ou de l’avenue Feuchère à Nîmes, dans les allées du cimetière de Bagneux, dans la lumière des routes de Corbières ou celle d’une liseuse de la Bibliothèque du Carré d’Art, c’est une véritable enquête que mène cet amoureux impénitent. On y croise Jean Paulhan (autre Nîmois), Raphaël Saurin (l’éditeur), Yvan Audouard (dans son mas de Cocagne), Henri Calet (ami si cher à Bernard) et tant d’autres, anonymes ou célèbres, qui ont, en acte ou en pensée, jalonné la vie de l’écrivain. Mais lequel ? Celui qui écrit ou celui qui écrivait ? Bientôt on ne sait plus. Les lignes de l’un répondent à celles de l’autre, Else est Rebecca et Christian devient Marc… pour mieux se retrouver.
Ce qui avait tout l’air d’une promenade sensible au pays des Lettres s’avère, par les petites touches d’une poésie sincère, une communion fusionnelle avec ce mystère qu’est la littérature. Peut-être, écrit Marc cité par Christian, écrit-on comme on rêve, peut-être écrivons-nous parce que la vie ne nous satisfait pas entièrement et qu’il nous arrive de vouloir prendre sur elle une revanche.
Si Christian Estèbe est sans conteste un écrivain, c’est avant tout un frère.
Nicolas Grondin
Autres titres de Christian Estèbe :
Piano bar. Luneau Ascot éditeurs, 1982.
La Prière du guetteur. Presses de la Renaissance, 1989.
Messe de granit. Le temps qu’il fait, 1995.
Les Jours de la barque. Le temps qu’il fait, 1997.
Petit exercice d’admiration comporte une bibliographie complète de Marc Bernard. La majeure partie de ses œuvres, dont La Mort de la bien-aimée, ont été publiées par Gallimard. Certaines existent en Folio. Les Éditions Finitude ont aussi fait paraître À hauteur d’homme, une galerie de portraits, sensible et forte, qui n’est pas sans écho à la plume de Christian Estèbe.
Un Forçat du livre ?