Le problème avec Terry Pratchett, c’est « Par quelle côte aborder le continent ? »
Car il y a bien continent : « Monnayé », dernier opus paru en octobre 2009 chez L’Atalante, sera le trente-deuxième volume des « Annales du Disque-monde » ! Et ce n’est pas tout, il y a aussi les « Romans du Disque-monde », puis les cycles connexes (Le Grand livre des gnomes), les tentatives de Pratchett d’échapper à son propre « monde » (Les Aventures de Johnny Maxwell), enfin la littérature d’exégèse, les recueils de dessins et les « dictionnaires », les jeux inspirés de son univers, etc.
J’imagine le lecteur voulant « goûter » Pratchett, devant les rayons d’une librairie, d’une bibliothèque, devant cette masse de livres rarement classés, pour la plupart épais, avec leur titre abscons. Par où commencer ?
L’une des clefs pour aborder Pratchett est de savoir qu’il est Anglais comme le sont les Monty Python, Rowan Atkinson ou Jerome K. Jerome, c’est-à-dire natif de cette île étrange où le comique de l’absurde a été élevé au rang des Beaux-Arts. Si vous n’aimez pas ça, inutile de vous attarder. Ah… vous aimez ? Allons-y, alors…
Le premier volume de son cycle majeur, « The Color of Magic » (La Huitième couleur), paraît en 1983 chez Colyn Smithe Ltd., à Londres. Quinze ans plus tard, il est décoré de l’Ordre de l’Empire britannique pour services rendus à la littérature, ce qu’il commente en déclarant : I suspect the « services to literature » consisted of refraining from trying to write any. (soit : Je soupçonne que ces « services rendus à la littérature » ont consisté à me retenir d’en écrire).
Comment en est-il arrivé là ?
Au début de ces années 1980, les « teenagers » européens redécouvrent John Ronald Reuel Tolkien — autre Anglais, auteur du désormais inusable Seigneur des anneaux — à travers un jeu ébouriffant : Dungeons & Dragons®, le premier jeu de rôle publié et commercialisé, qui déboule en Europe après avoir décoiffé dix ans plus tôt les parents américains. Dans ce jeu d’un nouveau genre, on se glisse dans la peau d’un elfe, d’un nain, voire d’un homme pour devenir le magicien, le guerrier ou le voleur d’un monde très habilement inspiré de celui des Gandalf, Legolas, Gimli et autres Aragorn…
Pratchett a alors la trentaine et, après quelques incursions dans la SF, s’empare de ces codes, ceux en gros de la « Fantasy » mêlés à ceux de D&D®, pour mieux les caricaturer. Son « monde » est total foutraque : un disque plat tournant autour d’un moyeu, supporté par quatre éléphants, le tout sur le dos d’une immense tortue voguant dans l’espace. Rincevent, son premier héros, sorcier calamiteux, n’a même pas la carrure d’un anti-héros et ses aventures sont une succession d’échecs qui le font avancer par mégarde. Mais rien, dans ce premier livre, n’annonce le foisonnement qui va suivre, et on pourrait d’ailleurs parfaitement se passer de le lire tant il est peu représentatif de sa descendance. Car, au fur et mesure que l’œuvre avance, peut-être même en dépit de son auteur, le Disque-monde va devenir de plus en plus cohérent.
Et notamment des personnages vont apparaître, s’imposer, s’installer et devenir récurrents au point de définir à eux seuls des lignes narratrices qui s’éloignent, se croisent ou s’ignorent, composant en quelque sorte des « séries dans la série ». Pour le néophyte, ce sont alors autant de pistes qui s’ouvrent dans cette jungle et lui permettent d’explorer le Disque-monde avec moins de risques de s’y perdre et d’abandonner faute de repères.
1) Ankh-Morpork. Premier personnage, assurément. Ville tentaculaire, cloaque qui serait un concentré de toutes nos mégapoles modernes, mais baignant dans un nauséabond et joyeux Moyen-Âge de Fantasy, avec ses guildes surprenantes, sa population franchement hétéroclite, son dirigeant mieux roué que Machiavel, son école de magie plus proche de David Lodge que de Saroumane, sa police — nous y reviendrons —, son quartier réservé, ses figures locales… Elle permet à Pratchett de brocarder quelques travers de la vie citadine, la nôtre. Même si Ankh-Morpork apparaît très souvent comme décor dans d’autres volumes, elle la principale héroïne de la première de mes « séries » :
Les Zinzins d’Olive-Oued (Annales du Disque-monde, n°10)
Masquarade (ADM, n°18)
Va-t-en-guerre (ADM, n°21)
La Vérité (ADM, n°26)
Timbré (ADM, n°30)
Monnayé (ADM, n°32)
2) Le Guet de nuit d’Ankh-Morpork, structuré autour de l’ombrageux Sam Vimaire… Ce ne fut d’abord qu’une branche de la première série, mais au fil des pages… Les personnages de celle-ci sont pour moi les plus attachants. Ils permettent aussi à Pratchett de faire du polar sans en avoir l’air. Le guet petit à petit s’étoffe d’agents les plus improbables au nom du « droit à la différences des espèces ». Comptent dans cette ligne-ci :
Au Guet ! (ADM, n°8)
Le Guet des orfèvres (ADM, n°15)
Pieds d’argile (ADM, n°19)
Le cinquième éléphant (ADM, n°25)
Ronde de nuit (ADM, n°28)
Jeu de nains (ADM, n°31)
3) Le royaume de Lancre et sa principale attraction : ses trois sorcières. Lesquelles, sous la férule de Mémé Ciredutemps, ont de la magie une idée très personnelle : le mieux est de ne pas s’en servir du tout. Il n’y a rien qui ne puisse s’arranger d’un bon coup de « têtologie », sorte de « psy quelque chose » mâtiné de recettes de grand-mère et d’un peu de mise en scène. Lancre, le royaume, est une terre farouche et fière… grande comme une nappe de pique-nique (tout juste s’il ne faut un passeport pour s’allonger) et perdue dans les hauteurs des montagnes du Bélier. Elle a un roi, bien sûr, mais aussi tout un gouvernement : ses sorcières, connues par tout le vaste Disque-monde comme la calamité à éviter.
La huitième fille (ADM, n°3)
Trois sœurcières (ADM, n°6)
Mécomptes de fées (ADM, n°12)
Nobliaux et sorcières (ADM, n°14)
Carpe jugulum (ADM, n°24)
4) La Mort est ici une entité masculine, puisse qu’elle est un mâle nécessaire… Et qu’on se le dise : Il y tient… Mais Il s’ennuie à mourir : l’ubiquité, la vie éternelle, tout ça c’est bien beau mais les vivants sont si… bizarres ! Doit y avoir quelque chose là-dessous, et Il veut en avoir le cœur net. La Mort veut comprendre la vie, en somme… Seulement, Il est particulièrement inapte à cet apprentissage et il s’y prend toujours à l’envers.
Mortimer (ADM, n°4)
Le Faucheur (ADM, n°11)
Accrocs du roc (ADM, n°16)
Le Père porcher (ADM, n°20)
5) Enfin, Rincevent le « fondateur » qui, de temps à autre, au hasard d’un volume, parcourt les destinations exotiques du Disque en fuyant son ombre, suivi par le Bagage, Cohen le barbare octogénaire ou quelque étonnant kangourou.
La huitième couleur (ADM, n°1)
Le huitième sortilège (ADM, n°2)
Pyramides (ADM, n°7)
Éric (ADM, n°9)
Les tribulations d’un mage en Aurient (ADM, n°17)
Le dernier continent (ADM, n°22)
Évidemment, comme toute tentative de classification, certains éléments résistent à toute « rationalisation » — si tant que ce mot puisse être appliqué à Pratchett — soit qu’ils représentent vraiment des « hors texte », soit qu’ils soient en quelque sorte des récréations de l’auteur, tentant d’échapper à ses propres codes. Mais ils peuvent aussi représenter le départ de nouvelles « séries » encore constituées d’un seul titre… pour l’instant.
La bonne nouvelle pour le néophyte, c’est qu’il peut se permettre de s’en saisir pour « goûter » , sans avoir le sentiment trop gênant de n’avoir pas les clefs de certaines allusions.
Les petits dieux (ADM n°13)
Le dernier héros (ADM n°23)
Procrastination (ADM n°27)
Le régiment monstrueux (ADM n°29)
On a l’impression, par exemple que « Les petits dieux » et « Procrastination » pourraient constituer les premiers pas d’une série d’uchronies, de réflexions sur le Temps et ses pièges. On retrouve d’ailleurs des éléments de ces deux derniers titres dans « Ronde de nuit » où le moine débonnaire croise le flic rationnel.
Enfin, l’évocation des mondes de Terry Pratchett, publié en français par L’Atalante, ne saurait être complète sans mettre chapeau bas devant l’exceptionnel travail de Patrick Couton, son traducteur… Fidèle depuis le premier volume, son travail savoureux est le principal outil d’harmonisation de l’entropie foldingue de Pratchett.
Pratchett, tentative de cartographie d’un univers…
Merci M.Grondin de nous faire partager de si belles découvertes, vous êtes une mine d’or !!!!