si vous demandiez à vos amis de vous dire à quel moment précis leur vie a basculé, si elle a basculé, il y aurait toutes les chances qu’ils soient bien en peine de vous répondre. mais si je comptais parmi vos amis, hypothèse hautement improbable, je pourrais pour ma part vous dire que c’est à deux reprises que ma vie a basculé : une première fois lorsque j’ai posé mes lèvres sur celles de judith zuckermann, et une seconde fois une quinzaine de secondes plus tard lorsque j’ai vomi dans sa bouche et sur ses seins. je pourrais même vous dire que c’était durant le mois de janvier de l’année deux-mille à l’arrière d’un taxi parisien qui roulait sur le boulevard montparnasse. j’avais bu durant la majeure partie de l’après-midi tant j’appréhendais ma première soirée en tête à tête avec judith zuckermann, puis j’avais continué de boire une bonne partie de la soirée, sans pour autant être ivre, ce qui n’aurait pas été du meilleur effet, mais jusqu’à être assez détendu pour pouvoir lui parler avec un semblant de normalité plutôt que de la fixer béatement, la bouche entrouverte. j’étais en effet sous le charme de judith zuckermann depuis plusieurs semaines déjà, elle avait remplacé mon sommeil par une continuelle et improductive rêverie diurne, et le manque de repos me donnait l’air particulièrement idiot. raison pour laquelle je devais également recourir à divers excitants dont certains avaient une relation orageuse avec l’alcool. judith zuckermann avait accepté de venir écouter un disque de jazz à mon domicile, et tandis que je prenais sa main à l’arrière du taxi conduit par un homme d’une couleur indéterminée qui aimait la chanson française, je songeais à la façon dont j’allais pouvoir ramasser les vêtements sales qui jonchaient le sol de mon salon avant que judith zuckermann ne tombe dessus. si vous aviez connu judith zuckermann, vous n’auriez pas, vous non plus, envisagé la possibilité qu’elle vous accompagne chez vous le soir de votre premier rendez-vous. et puis, je me faisais du soucis pour rien, puisque nous ne sommes jamais arrivés jusque chez moi. sa main dans la mienne, elle a tourné la tête, m’a embrassé, j’ai eu de drôles de sensations dans le ventre, et j’ai donc vomi dans sa bouche, du vin rouge, qui a coulé sur ses seins, et elle a vomi aussi, hurlé, le taxi s’est arrêté, il nous a dit de descendre immédiatement, et la seconde d’après judith zuckermann et moi étions sur le trottoir, elle avec sa belle robe noire décolletée envomie, et moi qui continuais de vomir. est-ce que tu n’as pas froid, je lui demandais régulièrement entre deux spasmes, car je m’inquiétais pour elle, et au moment où je me retournais elle me frappa au visage avec son petit sac avant de se mettre à marcher à vive allure sur le boulevard. je la suivais en trottinant, mais elle se retournait à chaque fois et me frappait de nouveau avec son petit sac, jusqu’à ce que je m’arrête de la suivre et que je reste planté là, abattu, grelottant, du vomi sur les chaussures, songeant avec amertume que notre histoire d’amour n’avait duré que quinze secondes. les jours suivants, je suis resté chez moi à me demander comment reconquérir le coeur de judith zuckermann qui ne répondait pas à mes appels téléphoniques. je ne mangeais pas, je ne dormais pas, et je faisais des économies de produits d’hygiène corporelle. et puis je me suis décidé à lui écrire, j’ai rédigé de nombreux brouillons, ta mère est la plus grande voleuse du monde elle a volé toutes les étoiles du ciel pour les mettre dans tes yeux, mais je craignais qu’elle ne connaisse ces vers d’apollinaire, alors j’ai décidé de ne pas prendre le risque d’aggraver la situation, et de lui écrire quelque chose de plus personnel, et cela disait :
judith zuckermann
j’ai fait un rêve
je marchais dans un champ de blé
les épis étaient comme tes cheveux
bruns et soyeux
je me suis adossé à un arbre dans le champ
je suis monté sur un de mes soupirs
et de là-haut j’ai vu des crop-circles
j’ai pu lire qu’ils disaient
judite zukermane
car les extra-terrestres
écrivent mal notre langue
ne leur en veux pas je t’en prie
je suis un des leurs
alors ne m’en veux pas
à moi non plus
et j’ai attendu longtemps que quelqu’un sorte de l’immeuble de judith zuckermann pour pouvoir déposer ma lettre dans sa boite aux lettres, puisqu’elle ne souhaitait pas m’ouvrir la porte vitrée même lorsque je travestissais ma voix à l’interphone. je n’osais plus sortir de chez moi de peur que judith zuckermann n’appelle en mon absence, je n’avais pas de répondeur téléphonique. je laissais ma porte d’entrée grande ouverte lorsque j’allais relever mon courrier afin de pouvoir remonter si jamais j’entendais sonner le téléphone. et puis un jour, enfin, j’ai reçu une lettre de judith zuckermann, ou plutôt un mot : connard. j’ai mis très longtemps à ne plus penser à judith zuckermann et à notre relation de quinze secondes, et d’ailleurs je n’ai jamais vraiment réussi. mais j’ai récemment retrouvé ses coordonnées sur internet, elle habite du côté de grasse à présent. j’ai dans l’idée de lui écrire à nouveau, et peut-être que ma vie basculera une troisième fois.
bascule
Critique de spermy de spermito le 25 octobre 2009
Vos textes