« Le vent ne nous appartient pas. Ni les bayous. Ni la force du Mississipi.Tout cela nous tolère le plus souvent, mais parfois comme aujourd’hui, il faut faire face à la colère du monde qui éructe. La nature n’en peut plus de sentir notre présence, de sentir qu’on la perce, la fouille et la salit sans cesse. Elle se tord et se contracte avec rage. Moi, Joséphine Linc. Steelson, pauvre négresse au milieu de la tempête, je sais que la nature va parler. Je vais être minuscule, mais j’ai hâte, car il y a de la noblesse à éprouver son insignifiance, de la noblesse à savoir qu’un coup de vent peut balayer nos vies et ne rien laisser derrière nous, pas même le souvenir d’une petite existence. » (p.53)
Incantation de Joséphine, la centenaire, avant l’ouragan. Dans le « Soleil des Scorta », l’héroïne était déjà une très vieille femme qui communiquait par la confession, au travers d’un vieux confessionnel démonté sur le bord d’une route. Avec Joséphine, on est encore dans la confession. Elle s’exprime en un langage surrané qui la différencie des autres personnages et accentue l’expression d’une intimité qu’elle nous livre dans un registre émotionnel fort.
Fin du livre avec ces mots de Joséphine, prononcés après l’ouragan : « gardez le regard droit » Cette rectitude est un thème que l’on retrouve dans toute l’oeuvre de Gaudé. Bons ou méchants, les héros de Gaudé, jusqu’à leur mort restent droit dans leus bottes.
Joséphine possède un secret divin. A l’inverse des autres protagonistes de l’histoire elle a une vie RECTILIGNE. Toute sa vie, elle a su, grâce à ce divin secret, atteler ensemble L’Amour avec la sagesse, comme au début du siècle elle y parvenait avec des chevaux jugés incompatibles. Cet Amour indissociable de la sagesse, socle de son intimité, elle y reste fidèle jusqu’au bout, comme d’ailleurs, à sa façon, chaque personnage de Gaudé reste fidèle à son intimité.
Dix personnages s’entrecroisent pendant « Katrina ». Constante tout au long du livre, Joséphine, donne une leçon d’humanité. Une belle personne, comme on dit maintenant. Elle fait de la FIDELITE une religion. « Il n’y a que cela qui fasse tenir le monde debout, la fidélité des hommes à ce qu’ils on choisi » (p.71)
Le cataclysme est un révélateur. Les caractères s’y expriment bien mieux que par beau temps.
Un curé, torturé par son débat interne entre l’innocence et le péché, devient fou et s’enfouraille afin de tuer dans la rue les humains responsables de la colère divine. A sa façon il reste fidèle à des convictions mystiques bien répandues chez les américains. Par facilité on l’appellera »curé » , mais c’est un révérend !
Il sait que dans les écritures le déluge a duré quarante jours et autant de nuits. Il sait qu’après les fontaines de l’abîme furent fermées.
Il sait que l’Arche dans ses entrailles portait la réconciliation ( Ecclésiastique, chap.XLIV,v.17.).
Dans un cimetière, il se prend soudain pour Noé et admire « des grappes de singes de différentes espèces s’accrochant aux croix ou sautant de l’une à l’autre. Plus loin des perroquets multicolores ont élu domicile sur des toits de caveaux… »(p.98)
Le curé fou recueille un enfant en fugue. Va-t-il le sacrifier ? Va-t-il le tuer avec cette hache vengeresse qui ne le quitte pas ? Il a peur et c’est l’enfant qui veille sur lui quand ils sont menacés par un alligator. Le curé raconte : « C’est lui qui veille sur moi (…) Le petit n’a pas tressailli à la vue de la bête, et moi, si. » ( p.141)
Finalement, le curé fou abat le père substitutif de l’enfant. Le curé fou voit dans sa victime l’innocent Abel « Pasteur de brebis ». N’a-t-il pas recueilli l’enfant cet Abel ? Plus que jamais après son meurtre, le curé fou se sent dans la peau du fratricide Caïn, maudit de Dieu. Il en jouit, car dans sa démence il se prend pour un sauveur du monde qui serait à la fois, l’Innocence même et le Péché même suivant l’expression de Saint Paul (II, Cor. V.21.)
Je parle ici, à travers Gaudé, de Caïn et d’Abel, de l’Enfant prodigue et du curé fou, comme j’aurais parlé du mauvais Larron et du bon Voleur qui les évoquent si étrangement.
Un taulard échappé de prison est abattu par ses camarades de cavale. Le taulard parle :
« la balle vrille dans mon ventre. Je devais mourir comme un homme, mais voilà que je tremble. C’est à cause des alligators. Je pense à la longue avancée des alligators dans la rue et cela me terrifie. Je les sens se disputer mon corps. Je suis ouvert aux alligators. Je n’entends plus que leur bourdonnement sauvage sur moi et la douleur, ô Dieu, la douleur. » (p.174)
Ces alligators s’introduisent progressivement dans le récit. On s’y habitue lentement, et on finit par penser que la nature, inéluctablement va reprendre ses droits.
Le travailleur d’une plate-forme de forage expie ses fautes en mourant. C’est lui, la victime assassinée par le curé fou. Il demande la grâce du coupable en fermant les yeux.
Avant d’expirer, ses dernières paroles valent tant pour Katrina que pour les désastres écologiques :
« Après tout. Il est peut-être temps de laisser le monde se libérer des hommes. Que la terre ferme les crevasses dont ont l’a perforée, qu’elle aspire à elle le pétrole, le gaz qu’on pompe chaque jour dans ses flancs, que les jacinthes envahissent les rues de La Nouvelle-Orléans et les alligators les rez-de-chaussée des maisons. Après-tout. Les hommes ne sont rien mais l’ont oublié depuis si longtemps que chaque soubresaut de la terre leur semble être un cataclysme. »
Lire ce livre, c’est risquer de se mettre avec le mourant, du côté des rebelles. Reste alors à savoir si le salut des rebelles dépend du pardon accordé aux clandestins et aux idolâtres de l’argent. Dans l’Evangile, Marie demande six fois la grâce des coupables, par l’intercession d’Abraham. Il le demandera, non pour que le crime soit épargné, mais pour que « le juste ne soit pas enveloppé dans le châtiment de l’impie ».
Ouragan Laurent Gaudé