Partant du principe que la littérature dessine le champ historique et la sphère ontologique de l’âme humaine dans le monde et à travers le temps en parallèle de l’exercice des sciences dites « dures », on peut avancer que des échos, des connexions, des réflexions, des réminiscences voire des résurgences frappent parfois la structure architecturale du patrimoine littéraire mondial, reliant à jamais deux êtres – deux œuvres par un couloir communiquant empli de la sève bleue du temps, ainsi qu’il en va parfaitement des physiciens, des mathématiciens et des ingénieurs qui fondent et appuient leurs découvertes sur les précédentes.
Ainsi se construit à nos modes de pensée la prédominance de la Science expliquant le monde, maçonnant le monde en ordre graduel, bien qu’en réalité ce cheminement déterministe et consensuel sur l’échelle de l’énigme universelle du Savoir n’offre qu’une voie possible, donc virtuelle, dont le champ de vision rétrécit à mesure que l’on y progresse — pour s’élargir heureusement à nouveau, car à peine un pas dissipe-t-il l’obscurité que le mystère se renforce de plus belle —, et puisqu’opter pour une des acceptions possibles du réel revient aussitôt à nier et à oublier les myriades d’alternatives gravitant autour d’un seul et même phénomène.
La littérature, sans le dire — certainement car c’est une science « molle » — fait la même chose et elle fait davantage et encore mieux sans le dire, car elle ne cherche pas à imposer l’une quelconque des visions coexistantes du réel qu’elle héberge en son sein, mais au contraire elle balaie et aménage pour elles une scène où toutes les langues, tous les rêves, toutes les images peuvent cohabiter dans un brouillon immense, palimpseste sans cesse exigeant d’être réécrit et sans cesse réécrit. « Palimpseste sans cesse exigeant d’être réécrit et sans cesse réécrit » — ce qui évoque le sanskrit.
Un souffle s’élève de la vase marécageuse où les esprits ont les pieds de toute éternité entourbés dans le sol de leur médiocrité, de la médiocrité qu’il y a être et surtout de s’essayer à vouloir le dire, — et porte un courant de pensée qui se diffuse, qu’on appelle facilement « air du temps » ou « inspiration », une étincelle qui se transmet d’un foyer à un autre ; grain de sel qui tombe parfois dans un esprit autarcique qui est celui d’une huître qui le transforme en perle ; lequel esprit, coquille vide à l’origine, se fait tour à tour réceptacle et creuset de cette animation, c’est pourquoi ce courant d’air finit par manifester ce que l’on nomme « feu intérieur » et que l’on rapporte à l’âme humaine.
Lorsque le célèbre auteur de Croc-Blanc, Jack London, né en 1876, meurt en 1916 en Californie, vient au monde six ans plus tard, en 1922, à l’autre bout du pays, sur la rive diamétralement opposée du continent américain, Jack Kerouac, l’inénarrable compositeur du roman Sur la Route (On the Road, 1957). Derrière ces deux noms se cachent — ou feignent à peine de se cacher — surtout deux écrivains qui ont eu recours à des avatars pour traduire leur trajectoire de vie, exprimer ce qu’ils ont été, comment ils le sont devenus, essayant par là de décrire par la magnification de l’écriture ce que fut l’une des grandes destinées possibles de leur temps, pour des hommes de leur condition. London s’y essaie sous les traits d’un certain Martin Éden dans le roman éponyme ; nom pour le moins évocateur de l’espoir d’assouvir le devoir d’accomplissement ultime à travers la quête de ce personnage, Eden, un écrivain en herbe qui s’acharne à réussir dans la jungle de l’industrie éditoriale, si ce n’est celui d’acquérir le Salut par le renoncement, justement, à la prédestination dorée à laquelle un tel patronyme semble vouer ce double, puisqu’ici le terme apprenti fait résonner le sens du mot repentir. Fait bien connu : quand un écrivain veut se purifier, il sacrifie un être d’encre et de papier… Kerouac, quant à lui, après avoir investi plusieurs enveloppes transfuges nommées Sal Paradise, Ray Smith, Leo Percepied, entre autres, tente de rassembler à la fin de sa vie son œuvre sous la lentille optique d’un seul et même nom qui est censé lui conférer son unité : la « Légende de Jack Duluoz ». Cette pratique, loin d’être atypique dans le domaine de la littérature, a fortiori dans le champ de la fiction, témoigne néanmoins d’une contiguïté dans la sensibilité des deux écrivains, tous deux ayant semble-t-il poursuivi la quête d’élucidation ou d’exégèse de leur existence par et à travers l’écriture ; ce en quoi on peut dire qu’ils sont les néo-précurseurs à rebours du courant de l’autofiction né à la fin du XXe siècle et toujours activement représenté par une écrivaine telle qu’Amélie Nothomb, par exemple.
On ignore concrètement, à ce stade, pourtant encore tout — c’est-à-dire quand et comment l’écrivain aventurier que la ruée vers l’or mena jusqu’en Alaska est sur le point de se réincarner dans le vagabond solitaire, le clochard céleste auquel donnera figure et notoriété Jack Kerouac — mais on commence néanmoins à le sentir, je le pense. En fait, rien ne peut advenir de ce que nous cherchons, rien ne pourrait être découvert et encore moins démontré sans l’intervention providentielle de « passeurs de lumière », de porteurs de flambeaux — qui prennent souvent l’aspect, la forme ou le projet de marcheurs au long cours tels les premiers messagers au pied ailé de Marathon à Athènes — dont l’action ou l’investigation intellectuelle érige un pont, commet une traduction permettant qu’un tel lien de parenté entre deux œuvres de l’esprit soit exhumé, avéré puis établi. Citons à titre d’exemple connu Jon Krakauer, l’auteur d’Into the Wild qui réussit dans son ouvrage documentaire la prouesse de suspendre un pont entre le jeune américain moyen-moderne-déchu, Chris Mc Candless, victime inutile pour beaucoup de rêves impudents, arrogants, naïfs et illusoires, et les grands hommes érigés au rang de mythes de la civilisation et de la culture américaines, le poète Walt Whitman, l’écrivain essentialiste transcendantaliste Henri David Thoreau, le jeune pupille de la nation Everett Ruess, dont le souvenir perdu dans la nature brille telle une étoile — et même jusqu’à Jésus-Christ Himself !
Or, s’il en est un, en l’occurrence, dont la plume est de la même trempe que l’encrier de Krakauer, c’est bien Tanneguy Gaullier, écrivain aventurier français contemporain amoureux de civilisation indienne, plus précisément de l’hindouisme tant dans ses généralités que dans ses profondeurs. À travers son récit de voyage, L’Âme du Gange (Éditions Transboréal, 2016), il relate sa remontée du fleuve indien de l’embouchure du delta aux gorges de sa source au pied des montagnes himalayennes.
Il s’attache durant ce parcours à cheminer par ses propres moyens en empruntant des itinéraires les plus étrangers aux balisages des circuits touristiques afin d’aller à la rencontre de la population autochtone, dans l’espoir que celle-ci participe de l’accomplissement de sa quête spirituelle, son « passage » mystique du fleuve chargé de mythologie, et enrichisse sa compréhension du rapport au divin, transcendant en Inde. Sur les « chemins noirs » de la région déshéritée du Jharkhand, pour reprendre ici une expression tessonienne avec qui les similitudes sont nombreuses — mis à part qu’en l’occurrence ces sentes ne sont pas le fruit de la dissimulation au monde moderne mais celui de l’abandon sévère à l’indigence, l’inhygiène et le désert partout réservés à l’indigène —, il aime à se rappeler à la vue d’errants plus patibulaires les uns que les autres « l’éloge que Kerouac faisait du vagabondage » :
(« J’ai lu Whitman et savez-vous ce qu’il dit ? Debout les esclaves, faites trembler les despotes étrangers. Il croit que telle doit être l’attitude du barde, du barde fou inspiré par le zen, sur les vieilles pistes du désert. Il croit qu’il faut imaginer le monde comme le rendez-vous des errants qui s’avancent sac au dos, des clochards célestes qui refusent d’admettre qu’il faut consommer toute la production et par conséquent travailler pour avoir le privilège de consommer, et d’acheter toute cette ferraille dont ils n’ont que faire ; réfrigérateurs, récepteurs de télévision, automobiles [tout au moins ces nouvelles voitures fantaisistes] et toutes sortes d’autres ordures inutiles, les huiles pour faire pousser les cheveux, les désodorisants et autres saletés qui, dans tous les cas, atterriront dans la poubelle huit jours plus tard, tout ce qui constitue le cycle infernal : travailler, produire, consommer. […] J’imaginai, élucubre-t-il, un dialogue entre l’écrivain Kerouac et le philosophe Krishnamurti. Après avoir sagement écouté la diatribe de Kerouac, Krishnamurti opina du chef et repondit avec sévérité : En général, nous avons des possessions parce qu’en dehors d’elles nous n’avons rien : nous sommes des coques vides, nous ne possédons pas. Nous remplissons nos vies de meubles, de musique, de connaissances, de ceci ou de cela. Et cette coque fait beaucoup de bruit, et ce bruit nous l’appelons vivre, et avec cela nous sommes satisfaits ») Tanneguy Gaullier apporte la pierre angulaire de ce temple que forme la compréhension quand elle nous apparaît faite et bien finie sous tous les aspects. S’il existe de fait une affinité spirituelle entre Gaullier le marcheur indophile et Kerouac alias Jack Duluoz dont l’œuvre fait état d’un intérêt sincère quoique naïf — disent les spécialistes — pour le bouddhisme, celle-ci révèle le lien avec le chaînon plus ancien qu’est la vie et l’œuvre de Jack London. Pour le comprendre, il faut bien sûr passer par le prisme optique de la fiction et faire appel à son avatar le plus intime mentionné plus haut : Martin Éden.
Martin Éden ! Le personnage le plus fort, le plus enthousiaste, le plus généreux et le plus boudé de l’histoire de la conquête du succès en littérature, même les modiques romantiques n’ont pu faire mieux, lui qui échoue à chaque fois qu’il entend réussir et qui finit par réussir au moment où il n’a plus guère quête que d’échouer, mais aussi, et pour cette raison même, par sa trajectoire de vie, éminemment bouddhiste. Lui qui s’enferme dans sa minuscule chambre à soi osseuse et mène une vie ascétique dans le but de produire de la littérature monnayable, lui que les fièvres créatrices mènent à des transes durant lesquelles il voyage en pensée :
« Martin Eden avait toujours été dévoré de curiosité. Il voulait savoir. C’était pour cela qu’il avait parcouru le vaste monde. Mais Spencer lui révélait maintenant qu’il n’avait rien vu et eut continué de ne rien voir en bourlinguant de la sorte. Il était resté à la surface des choses n’observant que des phénomènes séparés, accumulant des faits fragmentaires, procédant à des généralités trompeuses, au gré des caprices, des désordres et des hasards du monde. Il avait peut-être su analyser avec justesse le vol des oiseaux, mais n’avait jamais cherché à s’expliquer le processus de développement qui avait permis aux oiseaux de devenir des mécanismes organiques volants. […] Martin qui n’avait de cesse de gravir les échelons de la vie intellectuelle atteignait ici des sommets. Toutes les réalités cachées lui dévoilaient leurs secrets. Il en avait le vertige. La nuit, en dormant, il vivait en compagnie des dieux dans un immense cauchemar. Le jour, il marchait comme un somnambule, l’œil absent, en contemplation devant le monde qu’il venait de découvrir. Ce qui impressionnait le plus Martin, c’était la corrélation des sciences entre elles — toutes les sciences. […] Qu’il pût y avoir un lien quelconque entre une femme encline aux crises de nerfs et une goélette ballottée par une mer démontée lui eut semblé ridicule et impossible. Or, Herbert Spencer lui avait montré que non seulement la chose n’était pas ridicule mais qu’il était impossible qu’il n’y eût pas de lien entre ces deux réalités. Il y avait une connexion entre toutes choses, de l’étoile la plus lointaine dans les espaces infinis aux myriades d’atomes contenus dans le grain de sable sous son pied. Ce nouveau concept était un émerveillement pour Martin, qui passait désormais son temps à rechercher les passerelles reliant les objets visibles et les objets invisibles, même les plus incongrus, et se torturait l’esprit jusqu’à ce qu’il leur eût trouvé des affinités. […] Il unifiait ainsi l’univers et le contemplait, tantôt en bloc, tantôt en vrac, en se promenant dans ses allées, ses détours et ses jungles, non comme un voyageur sans but terrifié par l’épaisseur du mystère, mais comme un cartographe désireux de se familiariser avec tout ce qu’il y a à connaître. Et plus il en savait, plus il admirait le monde, la vie en général, la sienne en particulier ».
On voit à travers cet extrait à quel point la vie intérieure bouillonnante du jeune écrivain l’assimile à un disciple de Bouddha parcourant dans l’ascèse le cours de ses propres pensées, de chaque sentiment, ne les jugeant jamais que pour approfondir la compréhension de ses erreurs, les observant enfin et se mouvant avec eux. « En cet état d’observation, nous commençons à comprendre tout le mouvement du penser et du sentir. De cette lucidité naît le silence », rapporte Tanneguy Gaullier.
La révélation aussi. En effet, au cours de son périple Tanneguy Gaullier assiste à une cérémonie funéraire durant laquelle des défunts sont livrés à la crémation sur le bûcher en oblation au dieu du feu Agni, rite appelé l’antyesti. Cette vision donne alors lieu à une remarque, il perçoit une analogie entre un élément naturel [le feu] et une réalité spirituelle [la consomption naturelle de l’énergie en expérience mentale destinée à enrichir le savoir]. « Car, symboliquement, dit-il, pour l’hindou, vivre c’est cuire ! C’est faire brûler son feu intérieur. En effet, les textes font une analogie entre la nourriture qui se transforme en énergie et l’expérience qui devient esprit. Que ce soit par la brûlure de l’ascèse ou par celle des flammes du bûcher, le corps » doit faire office d’offrande aux Dieux. Ainsi l’offrande peut devenir immortalité quand elle est cuite et re-cuite, soit au feu mental de l’esprit, soit au feu réel du bûcher crématoire. C’est pourquoi, durant ce rite, on adresse également des offrandes au défunt qui n’a pas atteint l’état de plénitude ascétique de son vivant ; afin qu’il nourrisse son feu expiatoire qui le purifie, facilitant ainsi son passage vers l’Au-delà. Les sages, eux, sont directement immergés dans le Gange, sans bûcher crématoire. On dit alors qu’ils ont « sublimé les rites ». L’ardeur des ascèses yogiques conduit en effet à l’immolation intérieure. Ceux qui les pratiquent (ces techniques d’ascèse sont appelées « tapas », « ce qui signifie chaleur en sanskrit ») « sont considérés, quand ils meurent, comme suffisamment purs — ou plus exactement comme suffisamment cuits ».
À la flamme de ces mots s’éclaire le sens de la fin de la vie de Martin Eden, son suicide par noyade — scène qui en évoque une autre, considérablement plus réelle celle-ci, mais tout aussi grandiosement littéraire : la descente vers l’Ouse de la grande dame libellule, sa canne son chapeau son pardessus, des cailloux dans les poches… Car noyade et immolation sont tout un ; il s’agit dans les deux cas de l’immersion dans la matière d’un élément, son cœur le plus chaud ou le plus plastiquement infini. Autant que l’on se souvienne, encore dans cet acte de mort Martin Eden fait l’apprentissage du renoncement et du repentir bouddhistes. Il essaie d’abord de se laisser couler mais l’instinct de survie le contraint à remonter à la surface et alors la vertu contenue dans l’élan spontané d’abandon de la vie commence à s’estomper au profit de la terreur noire d’affronter le masque de la mort inéluctable les yeux dans les yeux. Alors il prend conscience que la volonté le guidera encore jusqu’à la seconde la plus froide de son existence, se relâche et s’abandonne une seconde fois ; cette fois il plonge à la rencontre de la mort jusqu’à temps d’être si profondément enfoncé dans les abysses qu’il ne pourra plus remonter, même dans l’éventualité d’un ultime sursaut de vitalité. Il a mâté son âme.
Il s’immole consciemment dans les abysses éternels et devient enfin un sage par son acte.
Voici comment nous est rapportée à travers London et Kerouac, et surtout par le truchement de Gaullier — auquel nous devons le « dedans » et le « dehors » de ce voyage à travers l’Inde chargé d’enseignements sur le passé, le présent et ce qui sera toujours —, la leçon la plus difficile du bouddhisme et, au-delà, le degré d’avancement ultime sur la corniche de toute religion : s’élever à aimer purement plus haut que le monde, jusqu’à l’abstraction de soi.
« En vain Martin Eden demanda : Où sont les grandes âmes, où sont les grands hommes ? Il n’en trouvait aucun parmi les fantoches au cervelet mal dégrossi qui défilaient devant ses yeux, les Charley Hapgood, Hermann von Schmidt, Mr Morse, Mr Butler, Bernard Higginbotham. Il les abhorrait tous, comme Circé avait dû abhorrer ses pourceaux. Quand il les eut tous fait disparaître et se crut seul, un nouveau venu entra à l’improviste dans la salle de projection de sa boîte crânienne ; un jeune voyou avec un chapeau à bord plat et un veston croisé, qui roulait des épaules. Quand il les eut tous fait disparaître et se crut seul, un nouveau venu entra à l’improviste dans la salle de projection de sa boîte crânienne ; un jeune voyou avec un chapeau à bord plat et un veston croisé, qui roulait des épaules. En guise de réponse à sa question, semblait-il, la vision se métamorphosa. Le chapeau et le veston croisé s’estompèrent pour faire place à des vêtements plus sobres ; le visage et les yeux s’adoucirent ; la physionomie tout entière, rassérénée, rayonna, comme illuminée par une beauté et une sagesse intérieures. L’apparition ressemblait fort à ce qu’était Martin Eden aujourd’hui et, en l’observant, il remarqua la lampe de bureau qui l’éclairait et le livre ouvert sur la table. Il jeta un coup d’œil au titre : La Science de l’Esthétique. Alors, il se coula dans l’apparition, régla la lampe et reprit sa lecture de La Science de l’Esthétique ».
À la manière d’un Lavoisier lettreux, enfin, pourrions-nous dire : « Tout se crée en littérature, rien ne se perd, tout signifie et se transforme — car tout est magie ».
London & Kerouac : jack à deux têtes d’une entreprise littéraire philosophique et spirituelle