« Ne prenez pas le tableau-piège pour de l’art, c’est une information, une provocation. »
Le roman commence par ce préambule, des propos tenus par Daniel Spoerri, un artiste plasticien suisse d’origine roumaine. En effet, l’auteur s’est inspirée d’un évènement bien réel pour déployer son intrigue, une action insolite et curieuse. En 1983, dans le parc deMontcel à Jouy-en-Josas, l’artiste Daniel Spoerriréalise une performance artistique assez folle et extravagante qui s’intitule « L’Enterrement du tableau-piège », ou encore « Déjeuner sous l’herbe ». Cet homme a réuni une centaine d’amis, principalement des artistes reconnus de l’art contemporain, pour un grand banquet. Qu’est-ce qui est insolite allez-vous me dire? Au terme du repas, les tables, les couverts et les restes de nourritures sont enfouis dans une tranchée de 40 mètres et ainsi enterrés. L’artiste, en agissant de la sorte, a voulu marquer la fin d’une période artistique propre à lui; ses fameux tableaux-piège.
En 2010, des archéologues de l’INRAP(l’institut national de recherches archéologiques préventives) mettent à jour un tronçon de 6 mètres qui correspond à deux tables et utilisent cette fouille pour étudier notamment la taphonomie contemporaine, c’est-à-dire l’étude des processus qui interviennent après la mort d’un organisme, mais aussi pour vérifier les témoignages d’époque et analyser les choix gastronomiques des artistes de l’époque. Mais voilà, la fascinante histoire de DanielSpoerri s’arrête là; celle de Frédérique Molay, quant à elle, commence ici!
Quel bonheur de retrouver le commissaire Nico Sirsky, héros récurrent des polars deFrédérique Molay! Ce grand flic blond et yeux bleus, ce fin limier perspicace du 36, Quai des Orfèvres, que nous avons déjà pu suivre dans les romans « La 7ème femme » et « Dent pour dent« , est appelé sur une scène assez inhabituelle. Direction le parc de la Villette, à Paris, un magnifique endroit marqué par la science et l’art, dont la réalisation a été confiée à l’architecte français d’origine suisse Bernard Tschumi. Se déroule dans cet antre de la science un évènement hautement médiatique; les fouilles archéologiques du fameux banquet de Samuel Cassian, le « Déjeuner sous l’herbe ». Les premières fouilles de l’art moderne! Mais ce qui n’était pas vraiment prévu au programme de la journée, c’est la découverte de restes humains dans la fameuse tranchée « artistique« . Les médias jubilent, la police adore ça…
Frédérique Molay a choisi le parc de laVillette pour cette nouvelle intrigue, espace développé sur les anciens grands abattoirs, « La Cité du sang« . Encore une fois, par le biais de ses personnages, l’auteur nous dit tout, nous explique avec détails et exactitude l’histoire de cet endroit aux origines marquée par le sang et la mort. Un pur régal pour moi qui ne connaît que de nom ce parc de LaVillette ponctué par ces magnifique structures rouges, les « Folies« . Une visite complète et fascinante orchestrée par l’auteur! Ces descriptions, ce côté instructif, je peux à présent prétendre que c’est une réelle marque de fabrique de Frédérique Molay. Si vous voulez ressentir l’ambiance sinistre de cet endroit à l’époque des abattoirs, regardez ce petit reportage que le commissaire NicoSirsky découvre également lors de son enquête: le sang des bêtes, de Georges Franju. Âmes sensibles s’abstenir…
Suite à la découverte de ce squelette, commence alors un minutieux travail d’identification; qui est-il? Que s’est-il passé? L’autopsie pourra déjà donner un début de réponse:
« Les os ont beaucoup de choses à raconter, ils sont aussi bavards qu’un cadavre, il suffit de les écouter. »
Encore une fois, l’auteur nous place en première loge pour suivre ces étapes d’une précision chirurgicale, aussi précis que la Rolex Explorer II – montre suisse! – que portait la victime. Car il s’agit bien d’une victime d’une mort violente; les premiers éléments de l’enquête vont rapidement permettre aux enquêteurs d’établir que cette personne a été assassinée il y a plus de 20 ans, probablement à coups de marteau. Mais pourquoi cette présence dans les fouilles de ce célèbre banquet? Lorsque d’autres crimes crapuleux vont être découverts les jours suivants dans les alentours du parc de laVillette, les enquêteurs vont évidemment tenter de trouver un lien entre toutes ces affaires, s’il y en a vraiment un… Étrangement, toutes les victimes ont l’épaule entaillée, avec une partie emportée par l’auteur. Cette découverte macabre dans la fouille a-t-elle provoquée un déclenchement?
Le commissaire Nico Sirsky et son équipe du 36, lors de ce début d’enquête difficile et délicate, vont réussir à établir avec certitude l’identité du malheureux et ainsi être confrontés à un premier coup de théâtre! L’enquête est réorientée et va emmener les enquêteurs dans plusieurs directions, différents milieux, notamment celui des homosexuels; une enquête qui va faire ressurgir des sentiments tels que la jalousie, la vengeance, la rivalité, l’intolérance ou encore la haine. Toutes les pistes devront être exploitée jusqu’au bout pour tenter de dénouer cette inhabituelle et funèbre énigme; même les fausses pistes, évidemment. Un acte homophobe?
Le travail de Frédérique Molay est toujours aussi précis et juste en ce qui concerne les procédures policières, les méthodes de la police scientifique ou encore les détails croustillants – si je peux m’exprimer ainsi – de l’univers de la médecine légale, l’ambiance spécifique des autopsies. Ayant moi-même participé à ce genre de pratique, je dois reconnaître que l’esprit y est relativement bien reflété, chose qui n’est pas forcément simple à transmettre avec des mots. A retenir également les nombreuses auditions, respectivement les magnifiques interrogatoires menés par la brigade qui vont leur permettre de s’approcher toujours un peu plus de l’auteur. C’est subtil, adroit et encore une fois truffé de réalisme! Frédérique Molay nous guide dans les méandres de la police, le fameux 36, Quai des Orfèvres, comme si elle en connaissait tous les recoins, – cela doit certainement être le cas d’ailleurs -, mais aussi dans les dédales de la justice, avec ses spécificités, ses caractéristiques et surtout ses subtilités. Le code de procédure pénale semble n’avoir aucun secret pour elle.
Les personnages sont un grand atout dans ce roman. Le commissaire Nico Sirsky en est le protagoniste principal et l’auteur nous donne l’occasion de le découvrir encore un peu plus; on appréciera son caractère humain, à l’esprit avisé et judicieux, un flic près de ses hommes et hautement respecté par sa hiérarchie. Peut-être un peu trop propre? Dans cette oeuvre, nous pouvons aussi apprécier notre flic sous un autre angle, une approche plus intime; un homme que l’on côtoie dans sa vie privée, tiraillé entre la douleur provoquée par la maladie de sa mère et la mélancolie qui lui tombe dessus, provoquée par l’intérêt pour ses origines provenant du bord de la mer Noire, l’Ukraine. Frédérique Molay, une fois n’est pas coutume, nous apporte passablement de détails, notamment en nous accompagnant dans un Paris riche en culture, marquée par des symboles forts et attachants. Comment ne pas avoir envie de visiter cette église orthodoxe Saint-Serge, lieu de pèlerinage de notre commissaireSirsky lors de son aventure…
La détermination du commissaire Nico Sirsky va s’avérer puissante pour résoudre cette enquête; une sorte de pari avec lui-même, ou plutôt un solide serment qu’il ne peut pas se permettre de trahir – se trahir. Un encouragement pour cet esprit déjà bien tourmentée par les problèmes de santé que subis sa mère. Tiendra-t-il cette lourde promesse? Bonne lecture dans cet univers de morts, de sang, d’intolérance et d’art contemporain. Mêler le banquet de Spoerri à un polar, tout un art aussi!
« Déjeuner sous l’herbe », de Frédérique MolayÉtiquettes : Daniel Spoerri, Déjeuner sous l'herbe, homosexuel, Nico Sirsky