Edité en 1921, cet ouvrage sous-titré « Etudes d’histoire révolutionnaire » est tout autant une étude historique qu’un essai sociologique voire un traité philosophique. Cochin ne se contente pas de relater des faits, il veut en comprendre les causes et, comme le médecin, refuse de s’en arrêter aux symptômes de la révolution de 1789. Il constate que tout est parti de la philosophie, ou plutôt des « philosophes » des « Lumières » avec tous leurs concepts abstraits reposant sur des illusions ou des leurres toujours très loin voire opposés à la simple réalité. Ainsi, le « Contrat social » de Jean Jacques Rousseau est-il basé sur le vote (qu’il distingue de l’élection d’ailleurs). D’où l’émergence d’une minorité et d’une majorité. Mais, fait étrange, pour Rousseau, il ne peut y avoir ni minorité ni majorité, mais une « Volonté Générale », une sorte de pensée qui vient du dehors par contrainte légale. On est « forcé d’être libre ». Si le citoyen s’oppose à cette « Volonté », il rompt le pacte social, perd son statut de citoyen et se transforme en ennemi du peuple, autant dire qu’il devient une bête à abattre. « Si Volonté Générale signifie majorité, citoyen, homme libre et liberté, indépendance, tous ces concepts n’ont plus aucun sens et deviennent même totalement incompréhensibles et ont même le sens contraire de ce qu’ils signifient habituellement », note Cochin. « La paix = la guerre, la vérité = le mensonge et la liberté = l’esclavage. » Cochin nous fait découvrir chez Rousseau toute la folie de la novlangue de Georges Orwell (1984), déjà en germe bien levé avant même que la révolution française se soit entrée dans les faits. Le lecteur comprend également que dans le « Contrat social », la politique, n’est ni plus ni moins que de la théologie et que l’idéal révolutionnaire est une sorte de religion dévoyée avec ses dogmes, son clergé et ses blasphèmes. Le politiquement correct actuel en est un bel exemple. On peut être moralement coupable tout en restant révolutionnairement innocent !
Cochin ne s’arrête ni aux anecdotes ni aux épiphénomènes. Peu lui importe les personnages, il se focalise sur les concepts, les mécanismes d’ingénierie sociale (qu’il appelle « jeu royal »), les principes moteurs, affichés ou secrets, tout ce qui peut ressurgir à toutes les époques, sous toutes les latitudes et au sein de n’importe quelle société. Universalité et fonctionnalité du principe révolutionnaire de l’inversion des valeurs traditionnelles. Dans la seconde partie du livre, l’auteur dissèque l’élection des députés en Bretagne puis la campagne électorale de 1789 en Bourgogne. Ses découvertes dans le domaine de la manipulation des foules sont particulièrement étonnantes. Il nous invite à ne pas nous contenter de l’histoire racontée aux enfants et aux naïfs mais d’aller jeter un coup d’oeil dans les coulisses. Il met en lumière le rôle éminent joué par les avocats et autres hommes de robe toujours très habiles à noyauter les assemblées au moment de la réunion des états généraux par exemple. Et il termine sur cette question ô combien philosophique : « mais d’où vient qu’on tue ? » Un livre intéressant, bien argumenté, bien étayé et bien documenté, avec citations, et fac-simile des registres de l’époque. Disponible gratuitement sur internet (à la bibliothèque du Québec), on peut le conseiller aux amateurs d’histoire et à tous ceux qui veulent comprendre comment les mécanismes de la « Terreur » se sont mis en place de 89 à 93.
4,5/5
Les sociétés de pensée (Augustin Cochin)