Installée à Strasbourg, Salie a toutes les peines du monde à accepter d’être invitée à un dîner organisée par son amie Marie-Odile, une banale invitation « avec la famille et quelques amis ». Mais c’est là où le bât blesse. Fille illégitime, rejetée par sa mère qui lui préfère ses enfants légitimes, oubliée par son père, un célèbre lutteur d’une autre ethnie sénégalaise, la petite Salie a été élevée par ses grands-parents, les seules personnes qui lui aient apportées soutien, amour et éducation. Rejetée par son village, exploitée par son oncle et par ses tantes, Salie eut une enfance difficile pour ne pas dire plus. Elle étudia d’arrache-pied, finança seule sa scolarité, obtint ses diplômes et s’expatria en France dès qu’elle fut majeure. Mariée puis divorcée, elle rencontre la réussite dans le monde de la littérature, soutient sa famille et pourtant, son enfance continue de la hanter…
J’avoue avoir commencé la lecture de ce livre avec un a priori un peu négatif. Encore un livre écrit à la première personne, encore de l’auto-fiction, encore ce besoin de se raconter, d’étaler ses complexes, ses problèmes, ses manies. Et ouf, le nombrilisme germano-pratin n’est pas apparu. Au contraire, petit à petit, je me suis laissé prendre à la magie du verbe de Fatou Diome, j’ai accepté de me perdre dans ses digressions, de suivre ses enthousiasmes, de partager ses indignations. Dans un grand torrent de franchise et de véhémence proche parfois des célèbres diatribes ou envolées lyriques du grand Louis-Ferdinand, la romancière parvient à transcender la simple auto-analyse pour parvenir à l’universel, au philosophique et parfois même au poétique. Oui, tous autant que nous sommes, il nous est difficile de grandir, de devenir pleinement adultes. En nous comme en Salie, reste une part de l’enfant que nous avons été, avec ses peurs, ses craintes et ses fragilités. Lointaine cousine du « Petit chose » ou de « Poil de Carotte », la petite Sénégalaise a eu plus que son compte de coups, de vexations, de brimades et de blessures physiques ou morales. Salie adulte en est à naviguer aux confins de la schizophrénie, des phobies (elle est terrorisée par les souris) et du dédoublement de la personnalité. L’auteur en tire d’ailleurs de savoureux dialogues entre elle et elle, c’est à dire entre l’adulte et la petite fille humiliée et rebelle qui ne la lâche jamais. Un livre puissant, sorte de suite du « Ventre de l’Atlantique », qui aborde avec courage quantité de sujets : l’intolérance des religions venues de l’extérieur, le problème de la polygamie, les lignées matriarcales et les traditions qui se perdent entre autres. Il faut lire ce beau livre ne serait-ce que pour les pages décrivant une Afrique réelle et éternelle qui a bien peu à voir avec les reportages des magazines sur papier glacé ou avec les descriptifs des catalogues d’agences de voyages.
4/5
Impossible de grandir (Fatou Diome)