Comment parler des livres que l’on a pas lus ?
Pierre Bayard
Essai – Éditions de Minuit – décembre 2006
collection Paradoxe – 15€
Dans une revue qui s’est donné pour credo de ranimer les rapports d’intimité avec les mots, la littérature et le livre, il pourrait sembler contradictoire, voire provocateur, de rendre compte d’un ouvrage qui semble scier la branche sur laquelle je l’ai posé et suis moi-même assis. Comme vous l’allez constater, il n’en est rien.
Pierre Bayard, philosophe, universitaire et iconoclaste, n’en est pas à son coup d’essai, et cette collection Paradoxe semble avoir été conçue pour lui. J’avais parcouru déjà son Qui a tué Roger Ackroyd ? dans lequel il montrait qu’Agatha Christie elle-même ne pouvait répondre à cette question ; et je me précipite chez mon libraire dès après cette chronique pour me procurer son Comment améliorer des œuvres ratées ? tant il vrai que j’ai grand besoin de ses conseils.
Ce pourfendeur a, on le voit, le sens du titre. Mais ce n’est qu’une armure. Sous cette carapace goguenarde de guide pratique à l’américaine peu crédible sous l’austère couverture de Minuit, se cache un véritable système de compréhension du phénomène complexe, individuellement et socialement, qu’est l’ordonnancement de nos lectures. Comment lisons-nous, et d’ailleurs lisons-nous vraiment ? Comment plaçons-nous ces lectures dans nos petits panthéons personnels ? Comment frottons-nous ces « lectures » à celles de nos voisins ?
Pierre Bayard définit alors des firmaments concentriques, tant intimes que collectifs, dans lesquelles chacun de nos livres vient se piquer comme une étoile. Autant d’astres, plus ou moins brillants, qui bientôt s’agencent en une carte du ciel qui nous permet de naviguer à l’estime dans cet océan de connaissances dont aucun d’entre nous, jamais, ne connaîtra toutes les pages.
Excluant cette classification binaire, irréaliste et finalement culpabilisatrice qui voudrait qu’il n’y ait que deux sortes de livres : ceux que l’on a lu et ceux que l’on a pas lu, Bayard en recense pour sa part quatre : ceux que l’on ne connaît pas (de loin les plus nombreux), ceux que l’on a parcourus, ceux dont on a entendu parler et ceux qu’on a oubliés. En appelant aux subtilités d’auteurs aussi divers que Montaigne, Oscar Wilde, Balzac, David Lodge, Paul Valéry, Pierre Siniac, Sôseki, Umberto Eco, Robert Musil ou Graham Greene, en musardant par Un jour sans fin ou par cette anecdote d’un professeur tentant de raconter Hamlet à une tribu d’Afrique de l’Ouest, le théoricien élabore, le sourire en coin, une sorte d’échelle d’appréhension de la chose écrite.
Il y aurait ainsi, selon lui, trois sphères successives. Tout d’abord, le Livre intérieur (l’idée que l’on se fait d’un livre important à nos yeux et qui façonne la perception de tout nouvel écrit) classé dans une Bibliothèque intérieure (l’idée que l’on se fait des titres que l’on connaît, qu’ils aient été lus ou qu’on en ait entendu parler). Ensuite, le Livre-écran (construit à partir du Livre intérieur pour projeter aux autres ce que nous sommes) qui appartiendrait à une Bibliothèque collective (celle qui rassemble les livres censés être connus par un groupe social donné). Enfin, le Livre fantôme (celui que l’on a lu « par ouï-dire » en quelque sorte) fraction insaisissable d’une Bibliothèque virtuelle (ensemble des perceptions autour de livres qui ont fait l’objet d’échanges, de discussions, de bruits divers comme les lignes que vous parcourez à cet instant, par exemple).
La démonstration, plus fine et plus drôle que mon condensé à la serpe, est brillante à plusieurs titres. Dans sa forme, l’ouvrage se contredit lui-même, à dessein : il se déclare apologie d’un papillonnage interprétatif ici interdit tant chaque page, appuyée sur la précédente, étaye la suivante. Comme tout professionnel de la lecture abordant en tant que tel l’ouvrage publié par un confrère, j’ai d’abord picoré : survolant un paragraphe, soupesant la musique d’une phrase, feuilletant les dernières pages pour connaître je ne sais quelle « fin »… Évidemment, j’ai été contraint, pour m’y retrouver, de commencer par le début, redécouvrant ainsi le bonheur de monter un escalier en colimaçon, marche après marche, en appréciant le savoir-faire du menuisier.
Une fois la mesure prise de cette construction logique, parvenu aux dernières pages d’une plaisante et parfois féroce élaboration, Bayard prouve son propos… aux dépens de son lecteur. Il révèle que dans certains des exemples qui lui ont permis d’illustrer et de bâtir sa vision de son sujet, il a… menti, dans trois au moins des exemples qu’il utilise. Lorsqu’il raconte, au détour d’une phrase, que la bibliothèque du Nom de la Rose n’est pas entièrement détruite par l’incendie, que tel personnage de Changement de décor est poussé au suicide à cause d’une faute commise au cours d’un jeu pervers, que deux personnages du Troisième homme se marient, je l’ai cru. La logique vraisemblable de ces romans l’admettait, après tout.
Après cette révélation déstabilisante, me voilà à la recherche de ces livres dans ma propre bibliothèque physique. Je n’ai jamais possédé le roman de Graham Greene, je n’ai pas trouvé le roman médiéval d’Umberto Eco (prêté sans doute, et adopté) mais j’ai mis la main sur le roman de David Lodge et j’ai pu constater qu’en effet, Bayard m’avait bien eu : Howard Ringbaum ne met pas fin à ses jours. On le retrouve même dans le roman suivant, Un tout petit monde. Roman dans lequel, page 55, David Lodge lui-même commet une erreur à propos d’un personnage repris de Changement de décor, prouvant ainsi que, comme le Montaigne dont parle Bayard, Lodge pouvait oublier ce qu’il avait écrit.
Je n’ai pas poursuivi la lecture de ce deuxième roman, je craignais que mon Livre intérieur, devenu Livre-écran, ne sorte par trop écorné de cette aventure.
Nicolas Grondin
Autres titres de Pierre Bayard, tous aux Éditions de Minuit, dans la même collection :
Le Paradoxe du menteur. Sur Laclos.
Maupassant, juste avant Freud.
Le Hors-sujet. Proust et la digression.
Qui a tué Roger Ackroyd ?
Comment améliorer les œuvres ratées ?
Enquête sur Hamlet. Le Dialogue de sourds.
Peut-on appliquer la littérature à la psychanalyse ?
Demain est écrit.
Les romans de David Lodge sont publiés par les éditions Rivages, et en Rivages Poche. Ceux d’Umberto Eco sont traduits chez Grasset, et en Livre de Poche.
Comment parler des livres que l’on a pas lus ?