Dieu semble s’être retiré de sa création. Il ne parle plus. On ne trouve plus de signes de lui.
Sylvie Germain nous invite à assumer ce silence, à se mettre à son écoute plutôt que de se poser la question de la possibilité ou de l’impossibilité d’une parole à travers ce silence : « Si l’on veut faire l’expérience du silence, il convient de se tenir face au tabernacle vide, dans la nuit noire et muette du Jeudi saint, et, même si l’on n’y comprend rien, veiller avec le Christ au mont des Oliviers – mont singulier où ne s’opère aucune épiphanie, nulle révélation ni transfiguration, mais où se condense l’absolu du silence. » (p.38).
Oui, parier sur le silence plutôt que sur toute autre parole qui ne sera jamais satisfaisante : « Et c’est pourquoi il faut indéfiniment se remettre à l’écoute du silence de Dieu, envers et malgré tout. » (p.107). Une disposition intérieure d’écoute, d’accueil comme manière d’être au monde. Pour devenir à son tour le terreau d’un possible.
Dans un monde qui vénère toute ce qui se montre, s’extériorise, s’impose par la force, Sylvie Germain rappelle de quoi est faite cette parole divine en citant l’épisode d’Elie au mont Horeb. Dans le livre des Rois il est écrit : « Et voici que Yavhé passe. Il y eut un grand ouragan, si fort qu’il fendait les montagnes et brisait les rochers, en avant de Yavhé, mais Yavhé n’était pas dans l’ouragan ; et après l’ouragan, un tremblement de terre, mais Yavhé n’était pas dans le tremblement de terre, un feu mais Yavhé n’était pas dans le feu ; et après le feu, le bruit d’une brise légère… » (1R 19/ 11-12).
Dieu ne se manifeste pas de manière fracassante, à grands coups d’encarts publicitaires, ne fait pas un show, mais se loge au creux ce qu’il y a de plus humble, de moins visible – mais pas forcément d’invisible-, de plus anodin. Comme la brise légère de la prière d’une mère pour son fils, comme les mains réunies de deux amoureux, comme le rire des enfants ou le chant du merle à l’aube.
Assumer ce silence plutôt que chercher à le faire parler à tout prix en apportant des réponses factices. Vivre au cœur du silence pour qu’advienne une réponse. Comment ne pas penser au conseil de Rilke au jeune poète ? « Vivez pour l’heure vos questions. Peut-être alors dans un jour lointain, en viendrez-vous peu à peu, sans vous en apercevoir, à vivre au cœur de la réponse ». Je lirais volontiers : « Vivez pour l’heure vos silences. Peut-être alors dans un jour lointain, en viendrez-vous peu à peu, sans vous en apercevoir, à vivre au cœur de la parole ». Même lorsque l’angoisse nous accable, apprendre à être patient, savoir attendre, avoir confiance : « Laisser chaque impression, chaque germe d’un sentiment mûrir au fond de soi-même, dans l’obscur, l’ineffable, l’inconscient, dans la région inaccessible à notre propre intelligence ; attendre en toute humilité et patience l’heure où descendra une clarté nouvelle : cela seul s’appelle vivre en artiste – sur le plan de l’intelligence comme sur celui de la création. » Cela ne pourrait-il pas aussi tout simplement s’appeler « vivre » ?
Sylvie Germain, Rainer Maria Rilke, Christian Bobin : chacun à leur façon nous décrivent un art de l’attention, un art de se mettre à l’écoute : « S’il avait pour moi une sagesse, ce serait : l’art d’être là pleinement, avec une attention extrême, soutenue. » (Bobin).
Porter attention, faire attention, faire silence, s’ouvrir, pour qu’advienne la merveille. Assumer nos silences, nos errances, nos interrogations comme un début de réponse, un sentier vers nous-même. Plutôt que de se perdre dans le foisonnement de réponses toutes faites, écartelés par les paroles multiples qui nous éloignent à l’infini de notre trésor intime. Au lieu de nous soulager de nos silences, les assumer. Assumer le silence pour se mettre en voie, en voix.
Face à ce silence de Dieu, Sylvie Germain va proposer une seconde piste. Et s’il nous revenait de prendre en charge ce Dieu fragile dans un monde de violence ? Oui, au lieu d’en appeler à sa protection, au lieu de demander, le protéger. Prendre la responsabilité de ce Dieu qu’on implore. Et le défendre envers et contre tout. Nous voilà soudain les mains pleines. Il nous incomberait d’aider Dieu comme l’écrivait Etty Hillesum dans son journal Une vie bouleversée : « Et si Dieu cesse de m’aider, ce sera à moi d’aider Dieu. Je prendrai pour principe d’aider Dieu autant que possible et si j’y réussis, eh bien je serai là pour les autres aussi. » Voici un contrepied pour le moins inattendu. J’implorais, je priais, et soudain c’est Lui qui me prie, qui s’en remet à moi. Qui me confesse Sa fragilité… L’enfant né dans une étable et sur lequel on doit veiller. Comme nous veillons sur un feu pour qu’il ne s’éteigne pas. A tout prendre, quand bien même Dieu ne devrait pas exister, quand bien même il serait une création humaine, quelle création ! Ce serait déjà un premier pas pour prendre en charge notre humanité et veiller sur cette fleur de vie qui se nomme Bienveillance.
Dernière question que je me pose à la lecture de ce petit livre. Et ce silence du Père au moment de l’agonie du fils, comment l’expliquer ? Il est tout simplement intolérable : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Mais le Père a-t-il abandonné le Fils ? Le Père a-t-il encore quelque chose à dire ? Ou bien le reconnaît-il comme libre et capable d’assumer son destin. Le temps des Fils serait-il advenu ? Comme Enée quittant Troie en portant son père sur le dos. Le prenant littéralement en charge.
Et finalement à qui d’autres sinon aux fils revient la responsabilité d’œuvrer pour que le bon temps d’avant, si cher aux personnes âgées (« de notre temps »… et peut-être n’ont-elles pas tort) devienne le temps de demain ?
Je dois avouer que la profondeur et le tact avec lesquels Sylvie Germain sonde ce grand point d’interrogation qu’est le silence de Dieu me paraît vertigineux et me dépasse (et comment ne pas l’être lorsque sont évoquées des femmes comme Etty Hillesum, Thérèse de Lisieux). Mais si je me reporte à nos vies quotidiennes, son questionnement et les réponses qu’elle suggère deviennent plus accessibles et féconds. Sylvie Germain me montre qu’il est possible d’agir.
Assumer le silence et défendre ce qui nous est le plus cher, ce qui est pour nous le plus grand. Envers et contre tout. Tout simplement.
Sylvie Germain, Les échos du silence, Albin Michel, 2006.
(Les citations de Rilke sont tirées de la traduction de Gustave Roud des Lettres à un jeune poète, La Bibliothèque des Arts, 1990 ; la citation de Christian Bobin est tirée de son livre d’entretien avec Lydie Dattas, La lumière du monde, Gallimard 2001 ; les citations de la Bible sont tirées de La Bible de Jérusalem.)
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Oserai-je briser le silence qui entoure cette critique lue 334 fois ? Il est vrai que ce texte invite à la méditation… Mais je voudrais honorer la démarche du « critique », qui enrichit avec pertinence le propos de Sylvie Germain et présente son texte avec une rigueur intellectuelle que j’interprète comme une courtoise attention envers les lecteurs.
Puissions-nous avoir la douceur nécessaire pour enluminer les textes aimés d’un souffle de sympathie. Merci pour votre écho. FR